Jean
2004-08-02 20:56:24 UTC
La barbarie et lespoir
La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres
: les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les
80% restant en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un
monde aussi inégal ne peut pas être un monde de paix. Cest très bien de
crier « pas de sang pour le pétrole », mais le pétrole et le sang coulent
ensemble depuis longtemps. Depuis la trahison du monde arabe par les
Français et les Britanniques lors de la chute de lempire turc en 1917
jusquà la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à
lArabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et lembargo
imposé à lIrak ou le soutien à lIrak lors de la guerre Iran-Irak, la
politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler
beaucoup de sang. En 1945, le département dEtat américain qualifiait les
réserves de lArabie Saoudite de « prodigieuse source de puissance
stratégique » et de « plus grande valeur matérielle de lhistoire mondiale
»[1]. Aujourdhui, les Américains sont moins sincères et prétendent ne
pas vouloir semparer du pétrole irakien. Néanmoins, leurs troupes
protègent des pillards le ministère du pétrole mais pas celui de leau, ni
les hôpitaux, ni les trésors archéologiques. Le pillage, bien sûr
totalement imprévisible, est très bon pour démoraliser et diviser la
population dun pays conquis et la convaincre de la nécessité dune poigne
de fer pour rétablir la loi et lordre.
Aujourdhui, tout le monde se réjouit dune chose : la fin de lhorrible
dictature de Saddam Hussein, comme si adversaires et partisans de la
guerre réunis admettaient que le Pentagone a au moins bien choisi sa
cible. Devant cette unanimité, je voudrais seulement faire une remarque :
dans sa lutte démancipation, le tiers monde na pas produit que des
Saddam : Ho Chi Minh ; Mao Tse Toung et Chou en Lai ; Gandhi et Nehru ;
Martin Luther King et Malcolm X ; Lumumba ; Nasser ; Mossadegh, premier
ministre iranien, renversé par la CIA en 1953 et dont le renversement
mènera à la dictature du Chah et après lui au régime des ayatollahs ;
Arbenz, renversé au Guatemala, également par la CIA, en 1954 ; Goulart,
renversé au Brésil avec lappui des Etats-Unis en 1965 ; Juan Bosch,
renversé la même année en République Dominicaine ; Allende ; Fidel Castro
; Amilcar Cabral ; Arafat ; les sandinistes ; Soekarno, renversé en
Indonésie, également par les Américains en 1965 ; Ben Bella et Ben Barka ;
et, en Europe, les rares défenseurs de la cause du tiers monde, Olof Palme
en Suède ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, quils soient
réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, quils
utilisent ou non la violence, ont été, comme Saddam Hussein, subvertis,
démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par lOccident. Mandela
est aujourdhui un héros, mais il ne faut jamais oublier quil a été mis
27 ans en prison avec la complicité de la CIA.
Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement
pacifiques et démocratiques, qu'il s'agisse des Palestiniens pendant la
période d'Oslo, d'Allende, des Sandinistes, ou aujourd'hui de Chavez au
Venezuela, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons.
Quand ils se révoltent de façon violente, qu'il s'agisse de Castro, des
kamikazes palestiniens ou des `maoïstes' au Népal, la machine à démoniser
se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris
d'indignation.
Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour
toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu'ils ont le droit
d'utiliser pour se défendre.
Cette guerre aura été, dans toute son horreur, une guerre des riches
contre les pauvres. Tout dabord, avant denvahir, on a désarmé lIrak des
rares armes qui auraient peut-être pu faire mal aux envahisseurs, telles
la DCA et laviation. LIrak a accepté linspection et la destruction de
missiles conventionnels pour tenter de convaincre une opinion mondiale
complètement contrôlée par les médias occidentaux. Ensuite, on a appris
quil existait après tout un droit international et des conventions de
Genève, pour les rares prisonniers anglo-américains. Mais pas pour les
prisonniers envoyés dAfghanistan à Guantanamo. Ni pour les feddayins
arabes venus aider leurs frères irakiens et qui sont donc, contrairement
aux troupes dinvasion, dans lillégalité. Finalement, on nous montre les
scènes de pillage commis par les pauvres en Irak ; mais nous parlera-t-on
du pillage des riches, de la main-mise sur les avoirs irakiens aux
Etats-Unis, par exemple sur près de deux milliards de dollars saisis dans
le cadre du Patriot Act et qui contribueront à payer la reconstruction de
ce que les Etats-Unis ont détruit ? On nous parle dailleurs sans arrêt de
cette reconstruction de lIrak, mais, à ce propos, pourquoi ne pas parler
de la reconstruction de lAfghanistan, où la guerre a coûté 13 milliards
de dollars et pour laquelle le Congrès américain vient de demander 300
millions de dollars, soit un peu plus de 2% de la somme dépensée pour la
guerre[2].
Tous les prétextes invoqués pour justifier cette guerre se sont effondrés.
Même si lon annonce demain avoir trouvé des armes de destruction massive
en Irak, rien ne nous dira si cette découverte est plus réelle que les
nombreuses fabrications de fausses preuves qui ont précédé la guerre. De
toutes façons, il est difficile de voir en quoi la possession darmes par
un régime qui ne les utilise pas au moment même où il seffondre pose un
danger.
Reste largument ultime, celui de la démocratie, argument qui est
aujourdhui le véritable opium des intellectuels bellicistes. La position
officielle des gouvernements européens récalcitrants et de leurs médias
est dailleurs assez semblable : on reconnaît que cette guerre est une
agression, illégale et illégitime, mais on souhaite néanmoins quelle
réussisse, et vite. Toute autre issue serait, en effet, catastrophique
pour la « démocratie ». Peut-être est-ce le moment de se poser quelques
questions sur ce concept. Mettons-nous à la place dobservateurs dans le
monde arabe qui regardent nos sociétés de lextérieur et jugent les
démocraties réellement existantes. Seront-ils attirés par un système qui
met au pouvoir des individus tels que George Shultz, secrétaire dEtat
sous Reagan, Dick Cheney ou Richard Perle qui travaillent pour des
compagnies comme Bechtel et Halliburton et qui profitent ainsi directement
de la reconstruction dun pays quils se sont acharnés à détruire[3] ?
Seront-ils impressionnés par la liberté de la presse qui, concentrée entre
des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre 40 ou 50 %
des Américains que lIrak était directement lié aux attentats du 11
septembre ? Sils sont anti-racistes, que penseront-ils de Thomas
Friedman, un des plus grands journalistes américains qui résume les
réactions suite au 11 septembre, ainsi que celle des Israéliens à Jénine
en disant: « nous vous avons laissés, vous le monde arabe, seuls pendant
longtemps et vous avez joué avec des allumettes ; vous nous avez brûlés.
Aussi, nous ne vous laisserons plus seuls. » Et qui ajoute quil peut
donner les noms de 25 personnes, des intellectuels néo-conservateurs, tous
situés à proximité de son bureau, et tels que, si on les avait envoyés sur
une île déserte il y a un an et demi, la guerre naurait pas eu lieu[4].
Seront-ils impressionnés par le général Gardner, choisi par Bush pour
diriger lIrak « temporairement », et qui a déjà signé une lettre
félicitant Israël pour sa « retenue admirable » et reproché aux
Palestiniens « dutiliser les inévitables victimes civiles pour leur
propagande »[5] ?
Prenez nimporte quelle idée, aussi bonne soit-elle, la démocratie ou le
socialisme, vous arriverez à la discréditer si vous linvoquez de façon
suffisamment hypocrite pendant suffisamment longtemps.
Ils veulent des élections en Irak, chiche ! Quils en fassent ! Mais au
fond pourquoi mener la guerre pour avoir des élections en Irak, alors
quil ny en a pas dans des pays alliés et dépendants comme lEgypte ? Y
a-t-il des élections en Afghanistan ? Non, et il peut difficilement y en
avoir, le pays existant à peine. La raison pour laquelle les élections
sont risquées pour les Américains dans le monde arabe est facile à
comprendre. Regardons les résultats des élections, quand il y en a, en
Algérie, en Turquie ou au Pakistan. Le raisonnement qui domine dans le
monde arabo-musulman est sans doute que, si le nationalisme arabe laïc a
échoué face à lOccident, cest justement parce quil était laïc. Dieu
naide les croyants que lorsque ceux-ci le sont vraiment. Lavenir
nappartient pas aux élites corrompues et pro-occidentales (ou
pro-israéliennes tant quon y est) dont on rêve ici, mais à lIslam
politique. Pour tous ceux qui doutent quil existe des divinités qui
singèrent dans les affaires humaines et viennent nous sauver, cette
évolution ne peut quêtre synonyme dune immense régression.
Indépendamment de leurs erreurs ou de leurs crimes, les nationalistes
arabes, comme les communistes, essayaient daméliorer cette vallée de
larmes quest la terre par les seuls moyens accessibles aux êtres humains
: les transformations sociales et non les prières.
Il est difficile dêtre optimiste aujourdhui lorsquon voit lIrak
senfoncer dans la nuit coloniale. Regardons néanmoins lhistoire sur le
long terme : au début du 20ème siècle, toute lAfrique et une partie de
lAsie étaient entre les mains des puissances européennes. A Shanghai, les
Anglais pouvaient se permettre dinterdire laccès dun parc « aux chiens
et aux chinois ». Les empires russes, chinois et ottomans étaient
impuissants face aux ingérences occidentales. LAmérique Latine était
envahie encore plus souvent quaujourdhui. Si tout na pas changé, au
moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les
poubelles de lhistoire (à lexception de la Palestine). Cest cela, plus
encore que la défaite du fascisme, qui constitue sans doute le plus grand
progrès social de lhumanité au 20ème siècle. Une des raisons profondes du
pessimisme « postmoderne » qui domine chez tant dintellectuels
occidentaux ( « il ny a pas de progrès, pas de sens de lhistoire »),
cest quil y a bien un progrès de lhumanité, mais que ce progrès est
essentiellement dû à nos défaites et à la lente émancipation des peuples
colonisés. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak
- et quelle alternative peuvent-ils avoir en tête ? même avec une «
façade arabe » comme disaient les Britanniques, rêvent tout éveillés.
En 1991, avec la chute de son incertain protecteur, le tiers monde
semblait être de nouveau à genoux. On pouvait rêver déliminer la
résistance palestinienne à travers les accords dOslo. Le mécanisme de
lendettement pouvait être mis au service dun hold-up gigantesque sur
leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, lespoir est en
train de changer de camp. Les Israéliens ont été chassés, manu militari,
du Liban. Les Américains ont été chassés de la même façon de Somalie et
de Beyrouth. Leur contrôle sur lAfghanistan est précaire. Les
Palestiniens se sont défendus héroïquement à Jenine. Rien ne permet de
croire que la résistance des Irakiens, sous une forme ou une autre, soit
terminée. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long
feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. Les intellectuels
libéraux ne nous garantissent plus que leur système est là pour mille ans.
Ils commencent à sénerver et à remplacer les arguments par les insultes,
traitant leurs adversaires danti-américains et dantisémites.
Le mouvement altermondialiste fait face non seulement au capitalisme mais
à ce quon pourrait appeler la latin-américanisation du monde,
cest-à-dire, dune part, le remplacement de lEurope par les Etats-Unis
comme centre du système impérial et, dautre part, la substitution du
néo-colonialisme au colonialisme, à savoir une continuation du pillage
classique, exploitation des ressources et de la main-doeuvre du tiers
monde (et, aujourdhui, de la matière grise qui doit suppléer aux
déficiences de notre système éducatif), combinée à une autonomie politique
formelle et à une délégation corrélative des tâches de répression. Mais
dans un tel monde, il ne peut y avoir ni paix ni démocratie véritable,
laquelle suppose un minimum de souveraineté nationale. La lutte pour la
démocratie et la laïcité dans le tiers monde, lorsquelle est sincère, est
inséparable de la lutte, chez nous, contre limpérialisme occidental. Les
Etats-Unis ont longtemps travaillé à un Irak sans Saddam. Travaillons,
nous, à un monde sans Bush.
Jean Bricmont (Université catholique de Louvain - Belgique)
[1] Voir Noam Chomsky, The Fateful Triangle, p.17-20.
[2] Voir R. Du Boff, War And The Economy: Constructive Collateral Damage,
ZNet Commentary, 13 Avril, 2003.
[3] Bob Herbert, Who will profit from this war ? IHT, 11 avril, 2003.
[4] Cité par Ari Shavit, White mans burden , Haaretz, 7 avril 2003.
[5] Alex Massie, Anger at governor Gardners pro-Israel stance. The
Scotsman, 10 avril 2003.
La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres
: les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les
80% restant en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un
monde aussi inégal ne peut pas être un monde de paix. Cest très bien de
crier « pas de sang pour le pétrole », mais le pétrole et le sang coulent
ensemble depuis longtemps. Depuis la trahison du monde arabe par les
Français et les Britanniques lors de la chute de lempire turc en 1917
jusquà la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à
lArabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et lembargo
imposé à lIrak ou le soutien à lIrak lors de la guerre Iran-Irak, la
politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler
beaucoup de sang. En 1945, le département dEtat américain qualifiait les
réserves de lArabie Saoudite de « prodigieuse source de puissance
stratégique » et de « plus grande valeur matérielle de lhistoire mondiale
»[1]. Aujourdhui, les Américains sont moins sincères et prétendent ne
pas vouloir semparer du pétrole irakien. Néanmoins, leurs troupes
protègent des pillards le ministère du pétrole mais pas celui de leau, ni
les hôpitaux, ni les trésors archéologiques. Le pillage, bien sûr
totalement imprévisible, est très bon pour démoraliser et diviser la
population dun pays conquis et la convaincre de la nécessité dune poigne
de fer pour rétablir la loi et lordre.
Aujourdhui, tout le monde se réjouit dune chose : la fin de lhorrible
dictature de Saddam Hussein, comme si adversaires et partisans de la
guerre réunis admettaient que le Pentagone a au moins bien choisi sa
cible. Devant cette unanimité, je voudrais seulement faire une remarque :
dans sa lutte démancipation, le tiers monde na pas produit que des
Saddam : Ho Chi Minh ; Mao Tse Toung et Chou en Lai ; Gandhi et Nehru ;
Martin Luther King et Malcolm X ; Lumumba ; Nasser ; Mossadegh, premier
ministre iranien, renversé par la CIA en 1953 et dont le renversement
mènera à la dictature du Chah et après lui au régime des ayatollahs ;
Arbenz, renversé au Guatemala, également par la CIA, en 1954 ; Goulart,
renversé au Brésil avec lappui des Etats-Unis en 1965 ; Juan Bosch,
renversé la même année en République Dominicaine ; Allende ; Fidel Castro
; Amilcar Cabral ; Arafat ; les sandinistes ; Soekarno, renversé en
Indonésie, également par les Américains en 1965 ; Ben Bella et Ben Barka ;
et, en Europe, les rares défenseurs de la cause du tiers monde, Olof Palme
en Suède ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, quils soient
réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, quils
utilisent ou non la violence, ont été, comme Saddam Hussein, subvertis,
démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par lOccident. Mandela
est aujourdhui un héros, mais il ne faut jamais oublier quil a été mis
27 ans en prison avec la complicité de la CIA.
Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement
pacifiques et démocratiques, qu'il s'agisse des Palestiniens pendant la
période d'Oslo, d'Allende, des Sandinistes, ou aujourd'hui de Chavez au
Venezuela, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons.
Quand ils se révoltent de façon violente, qu'il s'agisse de Castro, des
kamikazes palestiniens ou des `maoïstes' au Népal, la machine à démoniser
se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris
d'indignation.
Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour
toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu'ils ont le droit
d'utiliser pour se défendre.
Cette guerre aura été, dans toute son horreur, une guerre des riches
contre les pauvres. Tout dabord, avant denvahir, on a désarmé lIrak des
rares armes qui auraient peut-être pu faire mal aux envahisseurs, telles
la DCA et laviation. LIrak a accepté linspection et la destruction de
missiles conventionnels pour tenter de convaincre une opinion mondiale
complètement contrôlée par les médias occidentaux. Ensuite, on a appris
quil existait après tout un droit international et des conventions de
Genève, pour les rares prisonniers anglo-américains. Mais pas pour les
prisonniers envoyés dAfghanistan à Guantanamo. Ni pour les feddayins
arabes venus aider leurs frères irakiens et qui sont donc, contrairement
aux troupes dinvasion, dans lillégalité. Finalement, on nous montre les
scènes de pillage commis par les pauvres en Irak ; mais nous parlera-t-on
du pillage des riches, de la main-mise sur les avoirs irakiens aux
Etats-Unis, par exemple sur près de deux milliards de dollars saisis dans
le cadre du Patriot Act et qui contribueront à payer la reconstruction de
ce que les Etats-Unis ont détruit ? On nous parle dailleurs sans arrêt de
cette reconstruction de lIrak, mais, à ce propos, pourquoi ne pas parler
de la reconstruction de lAfghanistan, où la guerre a coûté 13 milliards
de dollars et pour laquelle le Congrès américain vient de demander 300
millions de dollars, soit un peu plus de 2% de la somme dépensée pour la
guerre[2].
Tous les prétextes invoqués pour justifier cette guerre se sont effondrés.
Même si lon annonce demain avoir trouvé des armes de destruction massive
en Irak, rien ne nous dira si cette découverte est plus réelle que les
nombreuses fabrications de fausses preuves qui ont précédé la guerre. De
toutes façons, il est difficile de voir en quoi la possession darmes par
un régime qui ne les utilise pas au moment même où il seffondre pose un
danger.
Reste largument ultime, celui de la démocratie, argument qui est
aujourdhui le véritable opium des intellectuels bellicistes. La position
officielle des gouvernements européens récalcitrants et de leurs médias
est dailleurs assez semblable : on reconnaît que cette guerre est une
agression, illégale et illégitime, mais on souhaite néanmoins quelle
réussisse, et vite. Toute autre issue serait, en effet, catastrophique
pour la « démocratie ». Peut-être est-ce le moment de se poser quelques
questions sur ce concept. Mettons-nous à la place dobservateurs dans le
monde arabe qui regardent nos sociétés de lextérieur et jugent les
démocraties réellement existantes. Seront-ils attirés par un système qui
met au pouvoir des individus tels que George Shultz, secrétaire dEtat
sous Reagan, Dick Cheney ou Richard Perle qui travaillent pour des
compagnies comme Bechtel et Halliburton et qui profitent ainsi directement
de la reconstruction dun pays quils se sont acharnés à détruire[3] ?
Seront-ils impressionnés par la liberté de la presse qui, concentrée entre
des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre 40 ou 50 %
des Américains que lIrak était directement lié aux attentats du 11
septembre ? Sils sont anti-racistes, que penseront-ils de Thomas
Friedman, un des plus grands journalistes américains qui résume les
réactions suite au 11 septembre, ainsi que celle des Israéliens à Jénine
en disant: « nous vous avons laissés, vous le monde arabe, seuls pendant
longtemps et vous avez joué avec des allumettes ; vous nous avez brûlés.
Aussi, nous ne vous laisserons plus seuls. » Et qui ajoute quil peut
donner les noms de 25 personnes, des intellectuels néo-conservateurs, tous
situés à proximité de son bureau, et tels que, si on les avait envoyés sur
une île déserte il y a un an et demi, la guerre naurait pas eu lieu[4].
Seront-ils impressionnés par le général Gardner, choisi par Bush pour
diriger lIrak « temporairement », et qui a déjà signé une lettre
félicitant Israël pour sa « retenue admirable » et reproché aux
Palestiniens « dutiliser les inévitables victimes civiles pour leur
propagande »[5] ?
Prenez nimporte quelle idée, aussi bonne soit-elle, la démocratie ou le
socialisme, vous arriverez à la discréditer si vous linvoquez de façon
suffisamment hypocrite pendant suffisamment longtemps.
Ils veulent des élections en Irak, chiche ! Quils en fassent ! Mais au
fond pourquoi mener la guerre pour avoir des élections en Irak, alors
quil ny en a pas dans des pays alliés et dépendants comme lEgypte ? Y
a-t-il des élections en Afghanistan ? Non, et il peut difficilement y en
avoir, le pays existant à peine. La raison pour laquelle les élections
sont risquées pour les Américains dans le monde arabe est facile à
comprendre. Regardons les résultats des élections, quand il y en a, en
Algérie, en Turquie ou au Pakistan. Le raisonnement qui domine dans le
monde arabo-musulman est sans doute que, si le nationalisme arabe laïc a
échoué face à lOccident, cest justement parce quil était laïc. Dieu
naide les croyants que lorsque ceux-ci le sont vraiment. Lavenir
nappartient pas aux élites corrompues et pro-occidentales (ou
pro-israéliennes tant quon y est) dont on rêve ici, mais à lIslam
politique. Pour tous ceux qui doutent quil existe des divinités qui
singèrent dans les affaires humaines et viennent nous sauver, cette
évolution ne peut quêtre synonyme dune immense régression.
Indépendamment de leurs erreurs ou de leurs crimes, les nationalistes
arabes, comme les communistes, essayaient daméliorer cette vallée de
larmes quest la terre par les seuls moyens accessibles aux êtres humains
: les transformations sociales et non les prières.
Il est difficile dêtre optimiste aujourdhui lorsquon voit lIrak
senfoncer dans la nuit coloniale. Regardons néanmoins lhistoire sur le
long terme : au début du 20ème siècle, toute lAfrique et une partie de
lAsie étaient entre les mains des puissances européennes. A Shanghai, les
Anglais pouvaient se permettre dinterdire laccès dun parc « aux chiens
et aux chinois ». Les empires russes, chinois et ottomans étaient
impuissants face aux ingérences occidentales. LAmérique Latine était
envahie encore plus souvent quaujourdhui. Si tout na pas changé, au
moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les
poubelles de lhistoire (à lexception de la Palestine). Cest cela, plus
encore que la défaite du fascisme, qui constitue sans doute le plus grand
progrès social de lhumanité au 20ème siècle. Une des raisons profondes du
pessimisme « postmoderne » qui domine chez tant dintellectuels
occidentaux ( « il ny a pas de progrès, pas de sens de lhistoire »),
cest quil y a bien un progrès de lhumanité, mais que ce progrès est
essentiellement dû à nos défaites et à la lente émancipation des peuples
colonisés. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak
- et quelle alternative peuvent-ils avoir en tête ? même avec une «
façade arabe » comme disaient les Britanniques, rêvent tout éveillés.
En 1991, avec la chute de son incertain protecteur, le tiers monde
semblait être de nouveau à genoux. On pouvait rêver déliminer la
résistance palestinienne à travers les accords dOslo. Le mécanisme de
lendettement pouvait être mis au service dun hold-up gigantesque sur
leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, lespoir est en
train de changer de camp. Les Israéliens ont été chassés, manu militari,
du Liban. Les Américains ont été chassés de la même façon de Somalie et
de Beyrouth. Leur contrôle sur lAfghanistan est précaire. Les
Palestiniens se sont défendus héroïquement à Jenine. Rien ne permet de
croire que la résistance des Irakiens, sous une forme ou une autre, soit
terminée. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long
feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. Les intellectuels
libéraux ne nous garantissent plus que leur système est là pour mille ans.
Ils commencent à sénerver et à remplacer les arguments par les insultes,
traitant leurs adversaires danti-américains et dantisémites.
Le mouvement altermondialiste fait face non seulement au capitalisme mais
à ce quon pourrait appeler la latin-américanisation du monde,
cest-à-dire, dune part, le remplacement de lEurope par les Etats-Unis
comme centre du système impérial et, dautre part, la substitution du
néo-colonialisme au colonialisme, à savoir une continuation du pillage
classique, exploitation des ressources et de la main-doeuvre du tiers
monde (et, aujourdhui, de la matière grise qui doit suppléer aux
déficiences de notre système éducatif), combinée à une autonomie politique
formelle et à une délégation corrélative des tâches de répression. Mais
dans un tel monde, il ne peut y avoir ni paix ni démocratie véritable,
laquelle suppose un minimum de souveraineté nationale. La lutte pour la
démocratie et la laïcité dans le tiers monde, lorsquelle est sincère, est
inséparable de la lutte, chez nous, contre limpérialisme occidental. Les
Etats-Unis ont longtemps travaillé à un Irak sans Saddam. Travaillons,
nous, à un monde sans Bush.
Jean Bricmont (Université catholique de Louvain - Belgique)
[1] Voir Noam Chomsky, The Fateful Triangle, p.17-20.
[2] Voir R. Du Boff, War And The Economy: Constructive Collateral Damage,
ZNet Commentary, 13 Avril, 2003.
[3] Bob Herbert, Who will profit from this war ? IHT, 11 avril, 2003.
[4] Cité par Ari Shavit, White mans burden , Haaretz, 7 avril 2003.
[5] Alex Massie, Anger at governor Gardners pro-Israel stance. The
Scotsman, 10 avril 2003.