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La barbarie et l’espoir
(trop ancien pour répondre)
Jean
2004-08-02 20:56:24 UTC
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La barbarie et l’espoir

La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres

: les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les
80% restant en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un
monde aussi inégal ne peut pas être un monde de paix. C’est très bien de
crier « pas de sang pour le pétrole », mais le pétrole et le sang coulent
ensemble depuis longtemps. Depuis la trahison du monde arabe par les
Français et les Britanniques lors de la chute de l’empire turc en 1917
jusqu’à la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à
l’Arabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et l’embargo
imposé à l’Irak ou le soutien à l’Irak lors de la guerre Iran-Irak, la
politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler
beaucoup de sang. En 1945, le département d’Etat américain qualifiait les
réserves de l’Arabie Saoudite de « prodigieuse source de puissance
stratégique » et de « plus grande valeur matérielle de l’histoire mondiale

»[1]. Aujourd’hui, les Américains sont moins sincères et prétendent ne
pas vouloir s’emparer du pétrole irakien. Néanmoins, leurs troupes
protègent des pillards le ministère du pétrole mais pas celui de l’eau, ni

les hôpitaux, ni les trésors archéologiques. Le pillage, bien sûr
totalement imprévisible, est très bon pour démoraliser et diviser la
population d’un pays conquis et la convaincre de la nécessité d’une poigne

de fer pour rétablir la loi et l’ordre.

Aujourd’hui, tout le monde se réjouit d’une chose : la fin de l’horrible
dictature de Saddam Hussein, comme si adversaires et partisans de la
guerre réunis admettaient que le Pentagone a au moins bien choisi sa
cible. Devant cette unanimité, je voudrais seulement faire une remarque :
dans sa lutte d’émancipation, le tiers monde n’a pas produit que des
Saddam : Ho Chi Minh ; Mao Tse Toung et Chou en Lai ; Gandhi et Nehru ;
Martin Luther King et Malcolm X ; Lumumba ; Nasser ; Mossadegh, premier
ministre iranien, renversé par la CIA en 1953 et dont le renversement
mènera à la dictature du Chah et après lui au régime des ayatollahs ;
Arbenz, renversé au Guatemala, également par la CIA, en 1954 ; Goulart,
renversé au Brésil avec l’appui des Etats-Unis en 1965 ; Juan Bosch,
renversé la même année en République Dominicaine ; Allende ; Fidel Castro

; Amilcar Cabral ; Arafat ; les sandinistes ; Soekarno, renversé en
Indonésie, également par les Américains en 1965 ; Ben Bella et Ben Barka ;

et, en Europe, les rares défenseurs de la cause du tiers monde, Olof Palme

en Suède ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, qu’ils soient
réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, qu’ils
utilisent ou non la violence, ont été, comme Saddam Hussein, subvertis,
démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par l’Occident. Mandela
est aujourd’hui un héros, mais il ne faut jamais oublier qu’il a été mis
27 ans en prison avec la complicité de la CIA.

Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement
pacifiques et démocratiques, qu'il s'agisse des Palestiniens pendant la
période d'Oslo, d'Allende, des Sandinistes, ou aujourd'hui de Chavez au
Venezuela, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons.
Quand ils se révoltent de façon violente, qu'il s'agisse de Castro, des
kamikazes palestiniens ou des `maoïstes' au Népal, la machine à démoniser
se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris
d'indignation.

Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour
toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu'ils ont le droit
d'utiliser pour se défendre.

Cette guerre aura été, dans toute son horreur, une guerre des riches
contre les pauvres. Tout d’abord, avant d’envahir, on a désarmé l’Irak des

rares armes qui auraient peut-être pu faire mal aux envahisseurs, telles
la DCA et l’aviation. L’Irak a accepté l’inspection et la destruction de
missiles conventionnels pour tenter de convaincre une opinion mondiale
complètement contrôlée par les médias occidentaux. Ensuite, on a appris
qu’il existait après tout un droit international et des conventions de
Genève, pour les rares prisonniers anglo-américains. Mais pas pour les
prisonniers envoyés d’Afghanistan à Guantanamo. Ni pour les feddayins
arabes venus aider leurs frères irakiens et qui sont donc, contrairement
aux troupes d’invasion, dans l’illégalité. Finalement, on nous montre les
scènes de pillage commis par les pauvres en Irak ; mais nous parlera-t-on
du pillage des riches, de la main-mise sur les avoirs irakiens aux
Etats-Unis, par exemple sur près de deux milliards de dollars saisis dans
le cadre du Patriot Act et qui contribueront à payer la reconstruction de
ce que les Etats-Unis ont détruit ? On nous parle d’ailleurs sans arrêt de

cette reconstruction de l’Irak, mais, à ce propos, pourquoi ne pas parler
de la reconstruction de l’Afghanistan, où la guerre a coûté 13 milliards
de dollars et pour laquelle le Congrès américain vient de demander 300
millions de dollars, soit un peu plus de 2% de la somme dépensée pour la
guerre[2].

Tous les prétextes invoqués pour justifier cette guerre se sont effondrés.

Même si l’on annonce demain avoir trouvé des armes de destruction massive
en Irak, rien ne nous dira si cette découverte est plus réelle que les
nombreuses fabrications de fausses preuves qui ont précédé la guerre. De
toutes façons, il est difficile de voir en quoi la possession d’armes par
un régime qui ne les utilise pas au moment même où il s’effondre pose un
danger.

Reste l’argument ultime, celui de la démocratie, argument qui est
aujourd’hui le véritable opium des intellectuels bellicistes. La position
officielle des gouvernements européens récalcitrants et de leurs médias
est d’ailleurs assez semblable : on reconnaît que cette guerre est une
agression, illégale et illégitime, mais on souhaite néanmoins qu’elle
réussisse, et vite. Toute autre issue serait, en effet, catastrophique
pour la « démocratie ». Peut-être est-ce le moment de se poser quelques
questions sur ce concept. Mettons-nous à la place d’observateurs dans le
monde arabe qui regardent nos sociétés de l’extérieur et jugent les
démocraties réellement existantes. Seront-ils attirés par un système qui
met au pouvoir des individus tels que George Shultz, secrétaire d’Etat
sous Reagan, Dick Cheney ou Richard Perle qui travaillent pour des
compagnies comme Bechtel et Halliburton et qui profitent ainsi directement

de la reconstruction d’un pays qu’ils se sont acharnés à détruire[3] ?
Seront-ils impressionnés par la liberté de la presse qui, concentrée entre

des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre 40 ou 50 %

des Américains que l’Irak était directement lié aux attentats du 11
septembre ? S’ils sont anti-racistes, que penseront-ils de Thomas
Friedman, un des plus grands journalistes américains qui résume les
réactions suite au 11 septembre, ainsi que celle des Israéliens à Jénine
en disant: « nous vous avons laissés, vous le monde arabe, seuls pendant
longtemps et vous avez joué avec des allumettes ; vous nous avez brûlés.
Aussi, nous ne vous laisserons plus seuls. » Et qui ajoute qu’il peut
donner les noms de 25 personnes, des intellectuels néo-conservateurs, tous

situés à proximité de son bureau, et tels que, si on les avait envoyés sur

une île déserte il y a un an et demi, la guerre n’aurait pas eu lieu[4].
Seront-ils impressionnés par le général Gardner, choisi par Bush pour
diriger l’Irak « temporairement », et qui a déjà signé une lettre
félicitant Israël pour sa « retenue admirable » et reproché aux
Palestiniens « d’utiliser les inévitables victimes civiles pour leur
propagande »[5] ?

Prenez n’importe quelle idée, aussi bonne soit-elle, la démocratie ou le
socialisme, vous arriverez à la discréditer si vous l’invoquez de façon
suffisamment hypocrite pendant suffisamment longtemps.

Ils veulent des élections en Irak, chiche ! Qu’ils en fassent ! Mais au
fond pourquoi mener la guerre pour avoir des élections en Irak, alors
qu’il n’y en a pas dans des pays alliés et dépendants comme l’Egypte ? Y
a-t-il des élections en Afghanistan ? Non, et il peut difficilement y en
avoir, le pays existant à peine. La raison pour laquelle les élections
sont risquées pour les Américains dans le monde arabe est facile à
comprendre. Regardons les résultats des élections, quand il y en a, en
Algérie, en Turquie ou au Pakistan. Le raisonnement qui domine dans le
monde arabo-musulman est sans doute que, si le nationalisme arabe laïc a
échoué face à l’Occident, c’est justement parce qu’il était laïc. Dieu
n’aide les croyants que lorsque ceux-ci le sont vraiment. L’avenir
n’appartient pas aux élites corrompues et pro-occidentales (ou
pro-israéliennes tant qu’on y est) dont on rêve ici, mais à l’Islam
politique. Pour tous ceux qui doutent qu’il existe des divinités qui
s’ingèrent dans les affaires humaines et viennent nous sauver, cette
évolution ne peut qu’être synonyme d’une immense régression.
Indépendamment de leurs erreurs ou de leurs crimes, les nationalistes
arabes, comme les communistes, essayaient d’améliorer cette vallée de
larmes qu’est la terre par les seuls moyens accessibles aux êtres humains
: les transformations sociales et non les prières.

Il est difficile d’être optimiste aujourd’hui lorsqu’on voit l’Irak
s’enfoncer dans la nuit coloniale. Regardons néanmoins l’histoire sur le
long terme : au début du 20ème siècle, toute l’Afrique et une partie de
l’Asie étaient entre les mains des puissances européennes. A Shanghai, les

Anglais pouvaient se permettre d’interdire l’accès d’un parc « aux chiens
et aux chinois ». Les empires russes, chinois et ottomans étaient
impuissants face aux ingérences occidentales. L’Amérique Latine était
envahie encore plus souvent qu’aujourd’hui. Si tout n’a pas changé, au
moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les
poubelles de l’histoire (à l’exception de la Palestine). C’est cela, plus
encore que la défaite du fascisme, qui constitue sans doute le plus grand
progrès social de l’humanité au 20ème siècle. Une des raisons profondes du

pessimisme « postmoderne » qui domine chez tant d’intellectuels
occidentaux ( « il n’y a pas de progrès, pas de sens de l’histoire »),
c’est qu’il y a bien un progrès de l’humanité, mais que ce progrès est
essentiellement dû à nos défaites et à la lente émancipation des peuples
colonisés. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak

- et quelle alternative peuvent-ils avoir en tête ? même avec une «
façade arabe » comme disaient les Britanniques, rêvent tout éveillés.

En 1991, avec la chute de son incertain protecteur, le tiers monde
semblait être de nouveau à genoux. On pouvait rêver d’éliminer la
résistance palestinienne à travers les accords d’Oslo. Le mécanisme de
l’endettement pouvait être mis au service d’un hold-up gigantesque sur
leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, l’espoir est en
train de changer de camp. Les Israéliens ont été chassés, manu militari,
du Liban. Les Américains ont été chassés de la même façon de Somalie et
de Beyrouth. Leur contrôle sur l’Afghanistan est précaire. Les
Palestiniens se sont défendus héroïquement à Jenine. Rien ne permet de
croire que la résistance des Irakiens, sous une forme ou une autre, soit
terminée. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long
feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. Les intellectuels

libéraux ne nous garantissent plus que leur système est là pour mille ans.

Ils commencent à s’énerver et à remplacer les arguments par les insultes,
traitant leurs adversaires d’anti-américains et d’antisémites.

Le mouvement altermondialiste fait face non seulement au capitalisme mais
à ce qu’on pourrait appeler la latin-américanisation du monde,
c’est-à-dire, d’une part, le remplacement de l’Europe par les Etats-Unis
comme centre du système impérial et, d’autre part, la substitution du
néo-colonialisme au colonialisme, à savoir une continuation du pillage
classique, exploitation des ressources et de la main-d’oeuvre du tiers
monde (et, aujourd’hui, de la matière grise qui doit suppléer aux
déficiences de notre système éducatif), combinée à une autonomie politique

formelle et à une délégation corrélative des tâches de répression. Mais
dans un tel monde, il ne peut y avoir ni paix ni démocratie véritable,
laquelle suppose un minimum de souveraineté nationale. La lutte pour la
démocratie et la laïcité dans le tiers monde, lorsqu’elle est sincère, est

inséparable de la lutte, chez nous, contre l’impérialisme occidental. Les
Etats-Unis ont longtemps travaillé à un Irak sans Saddam. Travaillons,
nous, à un monde sans Bush.

Jean Bricmont (Université catholique de Louvain - Belgique)



[1] Voir Noam Chomsky, The Fateful Triangle, p.17-20.
[2] Voir R. Du Boff, War And The Economy: Constructive Collateral Damage,

ZNet Commentary, 13 Avril, 2003.
[3] Bob Herbert, Who will profit from this war ? IHT, 11 avril, 2003.
[4] Cité par Ari Shavit, White man’s burden , Ha’aretz, 7 avril 2003.
[5] Alex Massie, Anger at ‘governor’ Gardner’s pro-Israel stance. The
Scotsman, 10 avril 2003.
victal
2004-08-02 21:25:46 UTC
Permalink
La barbarie et l'espoir
La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres
Post by Jean
les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et
les
80% restant en possèdent 20%.
Les plus riches possèdent plus de choses parce que depuis 3 siècles de
père en fils, ils travaillent, développent, font de la recherchent,
inventent , créént et se sont dotés de tous les outils nécessaires au
prix de leur sang, de leur labeur de leur sueur, de leurs larmes pour
vivre libres et en paix.


Si les uns ont pu y arriver les autre le peuvent aussi en faisant la
même chose.


il faut arrêter d'agir, de penser, de plaindre, ceux et celles qui n'ont
pas encore, collectivement parlant , atteint le niveau de responsabilité
nécessaire à l'émergence de sociétés évoluées.

C'est à eux de construire ce qu'ils nous envient d'avoir et pour se
faire, ils doivent se lever , tourner le dos à l'obscurantisme de leur
culture ou de leur religion et travailler à l'amélioration de leur
société, au relèvement du niveau de leur niveau de vie, et au progrès
humain.


Comme on dit chez nous au Canada et dans le vôtre aussi je suppose «
Aide toi et le ciel t'aidera »

En ce moment, tout ce beau monde attend que quelqu'un d'autre le fasse
à leur plaçe, c'est pourquoi le ciel est si sombre pour eux.
--
" La vie est un parfum de jeunesse et d'éternité, c'est pourquoi elle
nous attire. Chemin faisant nous la trouvons belle et désirable chez la
femme où elle s'abrite et c'est la raison aussi qui fait que tant
d'hommes s'y arrêtent au point de ne plus vouloir repartir"

Extrait de Sous-Bois d'A.G.
-={ P L M }=-
2004-08-02 21:47:26 UTC
Permalink
Bonjour ou bonsoir Anonymous-***@See.Comment.Header (Jean),

Le 2 Aug 2004 20:56:24 -0000 dernier, confondant clavier et VACMA, tu
Post by Jean
: les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les
80% restant en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un
monde aussi inégal ne peut pas être un monde de paix.
On s'en fout.... Y a ka faire partie des 20% les plus riches...
--
Meilleurs sentiments de la part de PLM
(Pour me joindre par e-mail, ajoutez PLM dans la ligne de sujet)
-={ Le Morop http://www.Morop.org }=-
-={ Rail France http://www.RailFrance.org }=-
-={ Rail Savoie http://www.RailSavoie.org }=-
-={ APMFS http://APMFS.RailSavoie.org }=-
Cody
2004-08-02 23:41:19 UTC
Permalink
Bravo, c'est un bon debut d'un bon livre de science-fiction...
La barbarie et l'espoir
La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres
: les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les
80% restant en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un
monde aussi inégal ne peut pas être un monde de paix. C'est très bien de
crier « pas de sang pour le pétrole », mais le pétrole et le sang coulent
ensemble depuis longtemps. Depuis la trahison du monde arabe par les
Français et les Britanniques lors de la chute de l'empire turc en 1917
jusqu'à la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à
l'Arabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et l'embargo
imposé à l'Irak ou le soutien à l'Irak lors de la guerre Iran-Irak, la
politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler
beaucoup de sang. En 1945, le département d'Etat américain qualifiait les
réserves de l'Arabie Saoudite de « prodigieuse source de puissance
stratégique » et de « plus grande valeur matérielle de l'histoire mondiale
»[1]. Aujourd'hui, les Américains sont moins sincères et prétendent ne
pas vouloir s'emparer du pétrole irakien. Néanmoins, leurs troupes
protègent des pillards le ministère du pétrole mais pas celui de l'eau, ni
les hôpitaux, ni les trésors archéologiques. Le pillage, bien sûr
totalement imprévisible, est très bon pour démoraliser et diviser la
population d'un pays conquis et la convaincre de la nécessité d'une poigne
de fer pour rétablir la loi et l'ordre.
Aujourd'hui, tout le monde se réjouit d'une chose : la fin de l'horrible
dictature de Saddam Hussein, comme si adversaires et partisans de la
guerre réunis admettaient que le Pentagone a au moins bien choisi sa
dans sa lutte d'émancipation, le tiers monde n'a pas produit que des
Saddam : Ho Chi Minh ; Mao Tse Toung et Chou en Lai ; Gandhi et Nehru ;
Martin Luther King et Malcolm X ; Lumumba ; Nasser ; Mossadegh, premier
ministre iranien, renversé par la CIA en 1953 et dont le renversement
mènera à la dictature du Chah et après lui au régime des ayatollahs ;
Arbenz, renversé au Guatemala, également par la CIA, en 1954 ; Goulart,
renversé au Brésil avec l'appui des Etats-Unis en 1965 ; Juan Bosch,
renversé la même année en République Dominicaine ; Allende ; Fidel Castro
; Amilcar Cabral ; Arafat ; les sandinistes ; Soekarno, renversé en
Indonésie, également par les Américains en 1965 ; Ben Bella et Ben Barka ;
et, en Europe, les rares défenseurs de la cause du tiers monde, Olof Palme
en Suède ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, qu'ils soient
réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, qu'ils
utilisent ou non la violence, ont été, comme Saddam Hussein, subvertis,
démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par l'Occident. Mandela
est aujourd'hui un héros, mais il ne faut jamais oublier qu'il a été mis
27 ans en prison avec la complicité de la CIA.
Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement
pacifiques et démocratiques, qu'il s'agisse des Palestiniens pendant la
période d'Oslo, d'Allende, des Sandinistes, ou aujourd'hui de Chavez au
Venezuela, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons.
Quand ils se révoltent de façon violente, qu'il s'agisse de Castro, des
kamikazes palestiniens ou des `maoïstes' au Népal, la machine à démoniser
se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris
d'indignation.
Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour
toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu'ils ont le droit
d'utiliser pour se défendre.
Cette guerre aura été, dans toute son horreur, une guerre des riches
contre les pauvres. Tout d'abord, avant d'envahir, on a désarmé l'Irak des
rares armes qui auraient peut-être pu faire mal aux envahisseurs, telles
la DCA et l'aviation. L'Irak a accepté l'inspection et la destruction de
missiles conventionnels pour tenter de convaincre une opinion mondiale
complètement contrôlée par les médias occidentaux. Ensuite, on a appris
qu'il existait après tout un droit international et des conventions de
Genève, pour les rares prisonniers anglo-américains. Mais pas pour les
prisonniers envoyés d'Afghanistan à Guantanamo. Ni pour les feddayins
arabes venus aider leurs frères irakiens et qui sont donc, contrairement
aux troupes d'invasion, dans l'illégalité. Finalement, on nous montre les
scènes de pillage commis par les pauvres en Irak ; mais nous parlera-t-on
du pillage des riches, de la main-mise sur les avoirs irakiens aux
Etats-Unis, par exemple sur près de deux milliards de dollars saisis dans
le cadre du Patriot Act et qui contribueront à payer la reconstruction de
ce que les Etats-Unis ont détruit ? On nous parle d'ailleurs sans arrêt de
cette reconstruction de l'Irak, mais, à ce propos, pourquoi ne pas parler
de la reconstruction de l'Afghanistan, où la guerre a coûté 13 milliards
de dollars et pour laquelle le Congrès américain vient de demander 300
millions de dollars, soit un peu plus de 2% de la somme dépensée pour la
guerre[2].
Tous les prétextes invoqués pour justifier cette guerre se sont effondrés.
Même si l'on annonce demain avoir trouvé des armes de destruction massive
en Irak, rien ne nous dira si cette découverte est plus réelle que les
nombreuses fabrications de fausses preuves qui ont précédé la guerre. De
toutes façons, il est difficile de voir en quoi la possession d'armes par
un régime qui ne les utilise pas au moment même où il s'effondre pose un
danger.
Reste l'argument ultime, celui de la démocratie, argument qui est
aujourd'hui le véritable opium des intellectuels bellicistes. La position
officielle des gouvernements européens récalcitrants et de leurs médias
est d'ailleurs assez semblable : on reconnaît que cette guerre est une
agression, illégale et illégitime, mais on souhaite néanmoins qu'elle
réussisse, et vite. Toute autre issue serait, en effet, catastrophique
pour la « démocratie ». Peut-être est-ce le moment de se poser quelques
questions sur ce concept. Mettons-nous à la place d'observateurs dans le
monde arabe qui regardent nos sociétés de l'extérieur et jugent les
démocraties réellement existantes. Seront-ils attirés par un système qui
met au pouvoir des individus tels que George Shultz, secrétaire d'Etat
sous Reagan, Dick Cheney ou Richard Perle qui travaillent pour des
compagnies comme Bechtel et Halliburton et qui profitent ainsi directement
de la reconstruction d'un pays qu'ils se sont acharnés à détruire[3] ?
Seront-ils impressionnés par la liberté de la presse qui, concentrée entre
des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre 40 ou 50 %
des Américains que l'Irak était directement lié aux attentats du 11
septembre ? S'ils sont anti-racistes, que penseront-ils de Thomas
Friedman, un des plus grands journalistes américains qui résume les
réactions suite au 11 septembre, ainsi que celle des Israéliens à Jénine
en disant: « nous vous avons laissés, vous le monde arabe, seuls pendant
longtemps et vous avez joué avec des allumettes ; vous nous avez brûlés.
Aussi, nous ne vous laisserons plus seuls. » Et qui ajoute qu'il peut
donner les noms de 25 personnes, des intellectuels néo-conservateurs, tous
situés à proximité de son bureau, et tels que, si on les avait envoyés sur
une île déserte il y a un an et demi, la guerre n'aurait pas eu lieu[4].
Seront-ils impressionnés par le général Gardner, choisi par Bush pour
diriger l'Irak « temporairement », et qui a déjà signé une lettre
félicitant Israël pour sa « retenue admirable » et reproché aux
Palestiniens « d'utiliser les inévitables victimes civiles pour leur
propagande »[5] ?
Prenez n'importe quelle idée, aussi bonne soit-elle, la démocratie ou le
socialisme, vous arriverez à la discréditer si vous l'invoquez de façon
suffisamment hypocrite pendant suffisamment longtemps.
Ils veulent des élections en Irak, chiche ! Qu'ils en fassent ! Mais au
fond pourquoi mener la guerre pour avoir des élections en Irak, alors
qu'il n'y en a pas dans des pays alliés et dépendants comme l'Egypte ? Y
a-t-il des élections en Afghanistan ? Non, et il peut difficilement y en
avoir, le pays existant à peine. La raison pour laquelle les élections
sont risquées pour les Américains dans le monde arabe est facile à
comprendre. Regardons les résultats des élections, quand il y en a, en
Algérie, en Turquie ou au Pakistan. Le raisonnement qui domine dans le
monde arabo-musulman est sans doute que, si le nationalisme arabe laïc a
échoué face à l'Occident, c'est justement parce qu'il était laïc. Dieu
n'aide les croyants que lorsque ceux-ci le sont vraiment. L'avenir
n'appartient pas aux élites corrompues et pro-occidentales (ou
pro-israéliennes tant qu'on y est) dont on rêve ici, mais à l'Islam
politique. Pour tous ceux qui doutent qu'il existe des divinités qui
s'ingèrent dans les affaires humaines et viennent nous sauver, cette
évolution ne peut qu'être synonyme d'une immense régression.
Indépendamment de leurs erreurs ou de leurs crimes, les nationalistes
arabes, comme les communistes, essayaient d'améliorer cette vallée de
larmes qu'est la terre par les seuls moyens accessibles aux êtres humains
: les transformations sociales et non les prières.
Il est difficile d'être optimiste aujourd'hui lorsqu'on voit l'Irak
s'enfoncer dans la nuit coloniale. Regardons néanmoins l'histoire sur le
long terme : au début du 20ème siècle, toute l'Afrique et une partie de
l'Asie étaient entre les mains des puissances européennes. A Shanghai, les
Anglais pouvaient se permettre d'interdire l'accès d'un parc « aux chiens
et aux chinois ». Les empires russes, chinois et ottomans étaient
impuissants face aux ingérences occidentales. L'Amérique Latine était
envahie encore plus souvent qu'aujourd'hui. Si tout n'a pas changé, au
moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les
poubelles de l'histoire (à l'exception de la Palestine). C'est cela, plus
encore que la défaite du fascisme, qui constitue sans doute le plus grand
progrès social de l'humanité au 20ème siècle. Une des raisons profondes du
pessimisme « postmoderne » qui domine chez tant d'intellectuels
occidentaux ( « il n'y a pas de progrès, pas de sens de l'histoire »),
c'est qu'il y a bien un progrès de l'humanité, mais que ce progrès est
essentiellement dû à nos défaites et à la lente émancipation des peuples
colonisés. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak
- et quelle alternative peuvent-ils avoir en tête ? même avec une «
façade arabe » comme disaient les Britanniques, rêvent tout éveillés.
En 1991, avec la chute de son incertain protecteur, le tiers monde
semblait être de nouveau à genoux. On pouvait rêver d'éliminer la
résistance palestinienne à travers les accords d'Oslo. Le mécanisme de
l'endettement pouvait être mis au service d'un hold-up gigantesque sur
leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, l'espoir est en
train de changer de camp. Les Israéliens ont été chassés, manu militari,
du Liban. Les Américains ont été chassés de la même façon de Somalie et
de Beyrouth. Leur contrôle sur l'Afghanistan est précaire. Les
Palestiniens se sont défendus héroïquement à Jenine. Rien ne permet de
croire que la résistance des Irakiens, sous une forme ou une autre, soit
terminée. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long
feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. Les intellectuels
libéraux ne nous garantissent plus que leur système est là pour mille ans.
Ils commencent à s'énerver et à remplacer les arguments par les insultes,
traitant leurs adversaires d'anti-américains et d'antisémites.
Le mouvement altermondialiste fait face non seulement au capitalisme mais
à ce qu'on pourrait appeler la latin-américanisation du monde,
c'est-à-dire, d'une part, le remplacement de l'Europe par les Etats-Unis
comme centre du système impérial et, d'autre part, la substitution du
néo-colonialisme au colonialisme, à savoir une continuation du pillage
classique, exploitation des ressources et de la main-d'oeuvre du tiers
monde (et, aujourd'hui, de la matière grise qui doit suppléer aux
déficiences de notre système éducatif), combinée à une autonomie politique
formelle et à une délégation corrélative des tâches de répression. Mais
dans un tel monde, il ne peut y avoir ni paix ni démocratie véritable,
laquelle suppose un minimum de souveraineté nationale. La lutte pour la
démocratie et la laïcité dans le tiers monde, lorsqu'elle est sincère, est
inséparable de la lutte, chez nous, contre l'impérialisme occidental. Les
Etats-Unis ont longtemps travaillé à un Irak sans Saddam. Travaillons,
nous, à un monde sans Bush.
Jean Bricmont (Université catholique de Louvain - Belgique)
[1] Voir Noam Chomsky, The Fateful Triangle, p.17-20.
[2] Voir R. Du Boff, War And The Economy: Constructive Collateral Damage,
ZNet Commentary, 13 Avril, 2003.
[3] Bob Herbert, Who will profit from this war ? IHT, 11 avril, 2003.
[4] Cité par Ari Shavit, White man's burden , Ha'aretz, 7 avril 2003.
[5] Alex Massie, Anger at 'governor' Gardner's pro-Israel stance. The
Scotsman, 10 avril 2003.
Patrick Reynolds
2004-08-03 14:15:19 UTC
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Post by Jean
La barbarie et l’espoir
super snip
Post by Jean
Jean Bricmont (Université catholique de Louvain - Belgique)
Ca a l'air d'etre le Jean Bricmont de la celebre manip Sokal-Bricmont.

Google pour plus de details.

Laquelle manip a couvert de ridicule bon nombre d'intellectuels de haut vol
des deux cotes de l'Atlantique.

Cette manip a constitue en la publication par une revue respectable d'un
article totalement bidon et denue de sens mais couche dans le charabia
idoine.

Scandale...
Beaucoup, la plupart ont bien rigole.
Les autres riaient jaune.
julien vancraenbroeck
2004-08-04 17:21:17 UTC
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La barbarie et l'espoir
La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres
: les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les
80% restant en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un
monde aussi inégal ne peut pas être un monde de paix. C'est très bien de
crier « pas de sang pour le pétrole », mais le pétrole et le sang coulent
ensemble depuis longtemps. Depuis la trahison du monde arabe par les
Français et les Britanniques lors de la chute de l'empire turc en 1917
jusqu'à la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à
l'Arabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et l'embargo
imposé à l'Irak ou le soutien à l'Irak lors de la guerre Iran-Irak, la
politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler
beaucoup de sang. En 1945, le département d'Etat américain qualifiait les
réserves de l'Arabie Saoudite de « prodigieuse source de puissance
stratégique » et de « plus grande valeur matérielle de l'histoire mondiale
»[1]. Aujourd'hui, les Américains sont moins sincères et prétendent ne
pas vouloir s'emparer du pétrole irakien. Néanmoins, leurs troupes
protègent des pillards le ministère du pétrole mais pas celui de l'eau, ni
les hôpitaux, ni les trésors archéologiques. Le pillage, bien sûr
totalement imprévisible, est très bon pour démoraliser et diviser la
population d'un pays conquis et la convaincre de la nécessité d'une poigne
de fer pour rétablir la loi et l'ordre.
Aujourd'hui, tout le monde se réjouit d'une chose : la fin de l'horrible
dictature de Saddam Hussein, comme si adversaires et partisans de la
guerre réunis admettaient que le Pentagone a au moins bien choisi sa
dans sa lutte d'émancipation, le tiers monde n'a pas produit que des
Saddam : Ho Chi Minh ; Mao Tse Toung et Chou en Lai ; Gandhi et Nehru ;
Martin Luther King et Malcolm X ; Lumumba ; Nasser ; Mossadegh, premier
ministre iranien, renversé par la CIA en 1953 et dont le renversement
mènera à la dictature du Chah et après lui au régime des ayatollahs ;
Arbenz, renversé au Guatemala, également par la CIA, en 1954 ; Goulart,
renversé au Brésil avec l'appui des Etats-Unis en 1965 ; Juan Bosch,
renversé la même année en République Dominicaine ; Allende ; Fidel Castro
; Amilcar Cabral ; Arafat ; les sandinistes ; Soekarno, renversé en
Indonésie, également par les Américains en 1965 ; Ben Bella et Ben Barka ;
et, en Europe, les rares défenseurs de la cause du tiers monde, Olof Palme
en Suède ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, qu'ils soient
réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, qu'ils
utilisent ou non la violence, ont été, comme Saddam Hussein, subvertis,
démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par l'Occident. Mandela
est aujourd'hui un héros, mais il ne faut jamais oublier qu'il a été mis
27 ans en prison avec la complicité de la CIA.
Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement
pacifiques et démocratiques, qu'il s'agisse des Palestiniens pendant la
période d'Oslo, d'Allende, des Sandinistes, ou aujourd'hui de Chavez au
Venezuela, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons.
Quand ils se révoltent de façon violente, qu'il s'agisse de Castro, des
kamikazes palestiniens ou des `maoïstes' au Népal, la machine à démoniser
se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris
d'indignation.
Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour
toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu'ils ont le droit
d'utiliser pour se défendre.
Cette guerre aura été, dans toute son horreur, une guerre des riches
contre les pauvres. Tout d'abord, avant d'envahir, on a désarmé l'Irak des
rares armes qui auraient peut-être pu faire mal aux envahisseurs, telles
la DCA et l'aviation. L'Irak a accepté l'inspection et la destruction de
missiles conventionnels pour tenter de convaincre une opinion mondiale
complètement contrôlée par les médias occidentaux. Ensuite, on a appris
qu'il existait après tout un droit international et des conventions de
Genève, pour les rares prisonniers anglo-américains. Mais pas pour les
prisonniers envoyés d'Afghanistan à Guantanamo. Ni pour les feddayins
arabes venus aider leurs frères irakiens et qui sont donc, contrairement
aux troupes d'invasion, dans l'illégalité. Finalement, on nous montre les
scènes de pillage commis par les pauvres en Irak ; mais nous parlera-t-on
du pillage des riches, de la main-mise sur les avoirs irakiens aux
Etats-Unis, par exemple sur près de deux milliards de dollars saisis dans
le cadre du Patriot Act et qui contribueront à payer la reconstruction de
ce que les Etats-Unis ont détruit ? On nous parle d'ailleurs sans arrêt de
cette reconstruction de l'Irak, mais, à ce propos, pourquoi ne pas parler
de la reconstruction de l'Afghanistan, où la guerre a coûté 13 milliards
de dollars et pour laquelle le Congrès américain vient de demander 300
millions de dollars, soit un peu plus de 2% de la somme dépensée pour la
guerre[2].
Tous les prétextes invoqués pour justifier cette guerre se sont effondrés.
Même si l'on annonce demain avoir trouvé des armes de destruction massive
en Irak, rien ne nous dira si cette découverte est plus réelle que les
nombreuses fabrications de fausses preuves qui ont précédé la guerre. De
toutes façons, il est difficile de voir en quoi la possession d'armes par
un régime qui ne les utilise pas au moment même où il s'effondre pose un
danger.
Reste l'argument ultime, celui de la démocratie, argument qui est
aujourd'hui le véritable opium des intellectuels bellicistes. La position
officielle des gouvernements européens récalcitrants et de leurs médias
est d'ailleurs assez semblable : on reconnaît que cette guerre est une
agression, illégale et illégitime, mais on souhaite néanmoins qu'elle
réussisse, et vite. Toute autre issue serait, en effet, catastrophique
pour la « démocratie ». Peut-être est-ce le moment de se poser quelques
questions sur ce concept. Mettons-nous à la place d'observateurs dans le
monde arabe qui regardent nos sociétés de l'extérieur et jugent les
démocraties réellement existantes. Seront-ils attirés par un système qui
met au pouvoir des individus tels que George Shultz, secrétaire d'Etat
sous Reagan, Dick Cheney ou Richard Perle qui travaillent pour des
compagnies comme Bechtel et Halliburton et qui profitent ainsi directement
de la reconstruction d'un pays qu'ils se sont acharnés à détruire[3] ?
Seront-ils impressionnés par la liberté de la presse qui, concentrée entre
des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre 40 ou 50 %
des Américains que l'Irak était directement lié aux attentats du 11
septembre ? S'ils sont anti-racistes, que penseront-ils de Thomas
Friedman, un des plus grands journalistes américains qui résume les
réactions suite au 11 septembre, ainsi que celle des Israéliens à Jénine
en disant: « nous vous avons laissés, vous le monde arabe, seuls pendant
longtemps et vous avez joué avec des allumettes ; vous nous avez brûlés.
Aussi, nous ne vous laisserons plus seuls. » Et qui ajoute qu'il peut
donner les noms de 25 personnes, des intellectuels néo-conservateurs, tous
situés à proximité de son bureau, et tels que, si on les avait envoyés sur
une île déserte il y a un an et demi, la guerre n'aurait pas eu lieu[4].
Seront-ils impressionnés par le général Gardner, choisi par Bush pour
diriger l'Irak « temporairement », et qui a déjà signé une lettre
félicitant Israël pour sa « retenue admirable » et reproché aux
Palestiniens « d'utiliser les inévitables victimes civiles pour leur
propagande »[5] ?
Prenez n'importe quelle idée, aussi bonne soit-elle, la démocratie ou le
socialisme, vous arriverez à la discréditer si vous l'invoquez de façon
suffisamment hypocrite pendant suffisamment longtemps.
Ils veulent des élections en Irak, chiche ! Qu'ils en fassent ! Mais au
fond pourquoi mener la guerre pour avoir des élections en Irak, alors
qu'il n'y en a pas dans des pays alliés et dépendants comme l'Egypte ? Y
a-t-il des élections en Afghanistan ? Non, et il peut difficilement y en
avoir, le pays existant à peine. La raison pour laquelle les élections
sont risquées pour les Américains dans le monde arabe est facile à
comprendre. Regardons les résultats des élections, quand il y en a, en
Algérie, en Turquie ou au Pakistan. Le raisonnement qui domine dans le
monde arabo-musulman est sans doute que, si le nationalisme arabe laïc a
échoué face à l'Occident, c'est justement parce qu'il était laïc. Dieu
n'aide les croyants que lorsque ceux-ci le sont vraiment. L'avenir
n'appartient pas aux élites corrompues et pro-occidentales (ou
pro-israéliennes tant qu'on y est) dont on rêve ici, mais à l'Islam
politique. Pour tous ceux qui doutent qu'il existe des divinités qui
s'ingèrent dans les affaires humaines et viennent nous sauver, cette
évolution ne peut qu'être synonyme d'une immense régression.
Indépendamment de leurs erreurs ou de leurs crimes, les nationalistes
arabes, comme les communistes, essayaient d'améliorer cette vallée de
larmes qu'est la terre par les seuls moyens accessibles aux êtres humains
: les transformations sociales et non les prières.
Il est difficile d'être optimiste aujourd'hui lorsqu'on voit l'Irak
s'enfoncer dans la nuit coloniale. Regardons néanmoins l'histoire sur le
long terme : au début du 20ème siècle, toute l'Afrique et une partie de
l'Asie étaient entre les mains des puissances européennes. A Shanghai, les
Anglais pouvaient se permettre d'interdire l'accès d'un parc « aux chiens
et aux chinois ». Les empires russes, chinois et ottomans étaient
impuissants face aux ingérences occidentales. L'Amérique Latine était
envahie encore plus souvent qu'aujourd'hui. Si tout n'a pas changé, au
moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les
poubelles de l'histoire (à l'exception de la Palestine). C'est cela, plus
encore que la défaite du fascisme, qui constitue sans doute le plus grand
progrès social de l'humanité au 20ème siècle. Une des raisons profondes du
pessimisme « postmoderne » qui domine chez tant d'intellectuels
occidentaux ( « il n'y a pas de progrès, pas de sens de l'histoire »),
c'est qu'il y a bien un progrès de l'humanité, mais que ce progrès est
essentiellement dû à nos défaites et à la lente émancipation des peuples
colonisés. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak
- et quelle alternative peuvent-ils avoir en tête ? même avec une «
façade arabe » comme disaient les Britanniques, rêvent tout éveillés.
En 1991, avec la chute de son incertain protecteur, le tiers monde
semblait être de nouveau à genoux. On pouvait rêver d'éliminer la
résistance palestinienne à travers les accords d'Oslo. Le mécanisme de
l'endettement pouvait être mis au service d'un hold-up gigantesque sur
leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, l'espoir est en
train de changer de camp. Les Israéliens ont été chassés, manu militari,
du Liban. Les Américains ont été chassés de la même façon de Somalie et
de Beyrouth. Leur contrôle sur l'Afghanistan est précaire. Les
Palestiniens se sont défendus héroïquement à Jenine. Rien ne permet de
croire que la résistance des Irakiens, sous une forme ou une autre, soit
terminée. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long
feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. Les intellectuels
libéraux ne nous garantissent plus que leur système est là pour mille ans.
Ils commencent à s'énerver et à remplacer les arguments par les insultes,
traitant leurs adversaires d'anti-américains et d'antisémites.
Le mouvement altermondialiste fait face non seulement au capitalisme mais
à ce qu'on pourrait appeler la latin-américanisation du monde,
c'est-à-dire, d'une part, le remplacement de l'Europe par les Etats-Unis
comme centre du système impérial et, d'autre part, la substitution du
néo-colonialisme au colonialisme, à savoir une continuation du pillage
classique, exploitation des ressources et de la main-d'oeuvre du tiers
monde (et, aujourd'hui, de la matière grise qui doit suppléer aux
déficiences de notre système éducatif), combinée à une autonomie politique
formelle et à une délégation corrélative des tâches de répression. Mais
dans un tel monde, il ne peut y avoir ni paix ni démocratie véritable,
laquelle suppose un minimum de souveraineté nationale. La lutte pour la
démocratie et la laïcité dans le tiers monde, lorsqu'elle est sincère, est
inséparable de la lutte, chez nous, contre l'impérialisme occidental. Les
Etats-Unis ont longtemps travaillé à un Irak sans Saddam. Travaillons,
nous, à un monde sans Bush.
Jean Bricmont (Université catholique de Louvain - Belgique)
[1] Voir Noam Chomsky, The Fateful Triangle, p.17-20.
[2] Voir R. Du Boff, War And The Economy: Constructive Collateral Damage,
ZNet Commentary, 13 Avril, 2003.
[3] Bob Herbert, Who will profit from this war ? IHT, 11 avril, 2003.
[4] Cité par Ari Shavit, White man's burden , Ha'aretz, 7 avril 2003.
[5] Alex Massie, Anger at 'governor' Gardner's pro-Israel stance. The
Scotsman, 10 avril 2003.
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L'état des lieux géopolitiques de notre planète que vous faites ainsi m'a
intéressé, d'autant de votre talent s'y ajoute.
Il faudrait quand même plusieurs pages pour vous répondre
point par point.
Je ne me résoudrai cependant brièvement qu'à vous livrer
ma perception sommaire et globale sur votre sujet :
-je ne pense pas que sur ce globe il y ait, d'une part,
une population parfaite, et de l'autre une population vraiment trop
imparfaite.Il faut tenir compte
des cultures aptes à saisir le progrès technique, et d'autres
qui sont moins aptes.
-où je vous rejoins, c'est le mal que peut faire au monde
entier la puissance du capitalisme aujourd'hui, capitalisme
devenu effréné et sauvage par sa gestion de la planète.
- je ne pense cependant pas que les guerres actuelles
soient suscitées par celà. La puissance capitaliste s'en sert
cyniquement, bien entendu.
-la nouvelle donne géopolitique mondiale est actuellement
agitée par un nouvel élément : le fanatisme religieux d'extémistes se
réclamant de l'islam.C'est la nouvelle donne majeure de ce siècle
commençant.
Et nouveau genre de guerre qui perturbe tous les stratèges.
Que faire devant un ennemi qui sacrifie lui même sa propre
vie pour en tuer plus dans le camp ennemi d'en face. Qui
peut gérer cette nouvelle donne.
Rappelez vous la puissance navale US en 1945, son désarroi devant le
fanatisme des kamikazes nippons ?

Cordialement.

Julien

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